J’ai appris récemment quelque chose que j’ignorais sur mon père. Une histoire racontée presque par hasard, au détour d’une conversation avec ma mère. Un fragment de passé qui, soudain, replace tout le reste.
Mon père est mort il y a quelques années.
Je connaissais déjà des bribes de son histoire.
Une enfance abîmée par la violence, l’absence d’amour, l’injustice.
Un garçon trop sensible, trop à part, souvent accusé à tort.
Et puis, sur les conseils de sa mère, ce départ.
Il avait dix-huit ans.
D’Oran à Paris.
Un train, un bateau, un autre train.
Et soudain, la France.
Pas de famille pour l’accueillir. Pas d’appui.
Juste la promesse floue d’une vie meilleure.
À Paris, c’était la débrouille.
Les petits boulots, les chambres partagées, les nuits dehors.
Parfois, il dormait à la gare Saint-Lazare pour se lever à l’aube et nettoyer les trains.
Le premier objet qu’il s’est acheté, c’était un réveil.
Pour être sûr de se lever à l’heure, de ne pas rater le travail qu’il venait de trouver.
La solitude, la peur, la fatigue, et malgré tout, cette nécessité à rester debout.
Il me parlait de cette période.
Il évoquait, parfois, les rares mains tendues.
Il jurait alors de ne jamais oublier ces gestes.
Et, des années plus tard, il tenait parole.
Il retrouvait ceux qui l’avaient aidé, pour les aider à son tour.
C’était une histoire de loyauté, de mémoire et de retour.
Plus tard, il a quitté Paris, rejoint Toulouse, puis Bordeaux.
Et là, il a recommencé encore.
Il a travaillé, beaucoup.
Et il a construit une vie.
Une famille, trois filles. Nous.
Je crois qu’il a transmuté quelque chose.
De la misère, il a fait une responsabilité : celle de nous offrir d’autres possibles.
De la douleur, une exigence : celle de nous protéger.
De la solitude, une promesse : qu’on ne manquerait pas d’amour.
Quand j’ai découvert cette histoire dans le détail, quelque chose s’est déplacé en moi.
J’ai compris d’où venaient certaines de mes valeurs, cette exigence du travail bien fait, cette loyauté, cette volonté de rendre quand on reçoit.
Ces mots que j’écris aujourd’hui, c’est une manière d’ancrer ma reconnaissance.
D’honorer cette transmutation silencieuse, celle qui m’a construite, celle qui fait celle que je suis aujourd’hui.
On parle souvent de ce qu’on hérite matériellement.
Mais il y a aussi ce qu’on reçoit en silence : la capacité de transformer.
Nos parents ont pris sur eux ce qu’ils n’ont pas su dire.
Ils ont absorbé la honte, la peur, les humiliations, et en ont fait un sol plus stable pour leurs enfants.
Nous sommes faits de ces transmutations.
De ces forces silencieuses.
Et peut-être que notre rôle, aujourd’hui, c’est d’en faire quelque chose de plus conscient.
De ne pas seulement hériter, mais de comprendre.
De ne pas seulement recevoir, mais de reconnaître.
Je me demande souvent :
qu’est-ce que nous, à notre tour, sommes en train de transformer, pour ceux qui viendront après nous ?
À mon père,
pour les chemins qu’il a ouverts sans les emprunter.
Leïla
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